BBY, l’équilibriste de la presse panafricaine, tire sa révérence

Le fondateur de l’hebdomadaire panafricain « Jeune Afrique », Béchir Ben Yahmed, a rendu l’âme à Paris le 3 mai. Le nonagénaire, né en 1928, a gardé un œil attentif sur l’évolution de son groupe de presse jusqu’au dernier souffle.

Ces dernières années, la gestion quotidienne du groupe de presse était confiée à ses deux fils, Amir et Marwane Ben Yahmed, respectivement âgés de 49 et 44 ans, mais le patriarche avait cependant maintenu ses habitudes de patron de presse soucieux d’entretenir sa légende d’éditorialiste influent et visionnaire.

Selon les dires de certains de ses visiteurs au siège du journal, Béchir Ben Yamed, BBY pour les amis et proches collaborateurs, adorait raconter à ses interlocuteurs une version romancée de son aventure de patron de presse, avec moult détails. Ainsi, des centaines de personnalités africaines et francophones qui adoraient faire un détour au 57 bis, rue d’Auteuil à Paris, siège du groupe, ressortaient repus d’anecdotes sur la genèse rocambolesque du journal, entre Tunis et Paris.

Il s’est engagé très jeune dans le journalisme, avant de militer pour l’émancipation de son pays aux côtés du leader indépendantiste Habib Bourguiba. Il est nommé secrétaire d’État à l’Information dans le premier gouvernement de la Tunisie indépendante en 1956-57.

L’hebdomadaire « Afrique Action », ancêtre de « Jeune Afrique », fut fondé à Tunis avec un capital de 1000 dinars tunisiens en 1960, sans le consentement de son mentor. Vexé et heurté par les éditoriaux acerbes de son ancien secrétaire d’État, Habib Bourguiba a tenté d’étouffer le titre. Pour se sortir d’affaire, BBY prit la décision d’abandonner le titre originel et de rebaptiser son journal « Jeune Afrique » en 1961.

 

De la bichromie des débuts…
Photo:DR

Puis ce fut l’exil à Rome, puis à Paris où l’entreprise eut le bonheur de s’attacher les services de grandes plumes telles que Frantz Fanon, Amin Maalouf, Jean Daniel, Siradiou Diallo, Kateb Yacine, Sennen Andriamirado, Hervé Bourges, François Soudan et bien d’autres.

Dans la capitale française, le journaliste Béchir Ben Yahmed avait soutenu l’émancipation politique et économique de l’Afrique et l’inclusion des pays en voie de développement dans la mondialisation. Au nom de ces combats, il s’est rapproché des leaders politiques tels que Léopold Sédar Senghor, Nasser, Nkrumah, Lumumba, Boumédiène Ho Chi Minh, Fidel Castro, Pierre Mendès France, Michel Rocard, François Mitterand, Abdou Diouf, Alassane Ouattara…

Ses fréquentations ont exposé le groupe à des attaques terroristes. Pas moins de quatre attentats ont secoué les locaux de Jeune Afrique, entre 1961 et 1986. Ils ont été perpétrés soit par des groupes d’extrême droite soit par des partisans des dictateurs visés par ses éditoriaux, Kadhafi notamment.

Mais l’homme d’affaires avisé a su tirer profit de ses accointances et renflouer les caisses de son entreprise à coup de publireportages et d’éditions spéciales favorables aux dirigeants en mal de notoriété et de bonne réputation.

à la quadrichromie soignée des rotatives parisiennes, l’hebdomadaire créé par BBY s’est imposé comme la référence des enjeux panafricains, dans l’espace francophone.
Photo: Frank Kodbaye/Carrefour-Soleil

 

Groupe de presse diversifié

Cette stratégie lui a permis de bâtir un groupe de presse puissant et diversifié : un hebdomadaire, un mensuel d’analyse de l’actualité internationale (La Revue), un magazine anglophone (The Africa Report) et la Lettre d’information Jeune Afrique Business +. Le groupe détient aussi une maison d’édition et une agence de voyages.

BBY a traversé six décennies de journalisme en assumant cette contradiction qui lui a valu des séries de volées de bois vert de la part de ses confrères et concurrents. Mais le natif de Djerba n’en avait cure. Face aux accusations de compromission, il répondait : « Il n’y a pas un chef d’État ou un pays qui puisse dire qu’il a un pouvoir sur « Jeune Afrique ». Cela n’existe pas. Et la meilleure preuve est que des gens qui ont été nos amis ne le sont plus du jour où nous leur disons: Non, on ne peut pas vous suivre sur ce terrain-là. « Jeune Afrique » a sauvegardé l’essentiel de son indépendance. Il ne dépend de personne, d’aucun pouvoir, ni économique ni politique », expliquait-il en novembre 2010, à l’occasion des 50 ans de son groupe.

Toutefois, la succession de BBY s’effectue dans la douleur. Le groupe se tourne vers le numérique, à la recherche d’un nouveau souffle. L’hebdomadaire papier cède la place à un mensuel afin de privilégier « le temps long », selon l’éditeur. Crise du Covid-19 oblige, un plan de restructuration est en cours et prévoie la suppression de 21 postes de journalistes sur un total de 134.

Jeune Afrique compte sur ses 20 000 abonnés pour rebondir sur ses comptes Facebook, Instagram, Twitter et autres réseaux sociaux, et conquérir un public plus large, au-delà de la sphère francophone.

 

Frank Kodbaye

 

 

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